Albert, la grimace.

Tout le monde se souvient de la célèbre photo d'Albert Einstein tirant la langue, cette image est très vite devenue le symbole du génie irréductible et iconoclaste qu'il était. Cependant Albert n'a pas toujours été un plaisantin, c'est pourquoi, conscient de cette lacune, il me pria un jour de l'initier à la vis comica.

La célèbre grimace
Quand je l'ai rencontré, Albert n'était pas un rigolo. Etait-ce l'architecture ô combien singulière de son hémisphère cérébral gauche qui lui interdisait toute fantaisie ? Etaient-ce les préceptes d'une éducation par trop rigide qui le bloquaient ? Etaient-ce les souvenirs amers d'un passé de misère qui le muselaient ? Ou simplement l'atavisme allemand qui érige en vertu toute forme d'austérité ?

Comme disait Papa, "Il est plus facile de se lécher le coude que de faire rire un Prussien !".

L'imitation du singe du zoo de Vincennes
Toujours est-il que tandis que j'admirais son talent inouï pour me battre à la canasta, il enviait ma propension naturelle à la gaudriole. Il m'avouait apprécier profondément mes histoires de César et Olive (que j'adaptais en Karl et Helmut) mais j'avais toujours du mal à lui arracher un sourire.

"Je ris. Seulement c'est intérieurement et ça y reste." s'excusait-il, avec l'honnêteté de ne jamais lâcher un rire feint, comme le font ces hypocrites et ces sots qui ne saisissent pas la subtilité de mes plaisanteries. Je lui en ai toujours été reconnaissant.

Albert souffrait de cette image sévère. Il avait acquis depuis longtemps l'estime de ses pairs mais il savait que pour gagner la sympathie d'un public hermétique aux choses de la science, il se devait d’apparaître comme le vieil oncle bonhomme à qui l'on rend visite avec plaisir. C'est pourquoi il insistait pour que je le déride, je devais faire de lui un pépère guilleret. A force d'abnégation et grâce à mon indéfectible bonne humeur, un jour, comme un déclic, Albert se mit à rire.

C'était lors d'une expérience de sciences appliquées (notre favorite : la distillation d'une décoction enivrante), je fus éclaboussé au menton par une goutte d'alcool. En me voyant essayer en vain de lécher cette goutte, Albert fut pris d'un fou rire formidable, le premier depuis des années m'avouera-t-il plus tard ! Plus je m'escrimais, plus il riait : "Ainsi tu ressembles à un gros veau ! Dis Meuh ! Dis Meuh". Ce n'était pas très respectueux de ma personne, mais je sus passer outre et sacrifier mon amour-propre sur l'autel de la rémission de mon ami. Je le laissai donc rire à en pleurer, ravalant ma fierté qui avait ce jour là un arrière-goût de schnaps.

C'est du schnaps ? Non ! C'est de l'humour !

En bons scientifiques, nous avons par la suite reproduit avec succès l'expérience en divers lieux, avec ou sans présence de produit distillé. Cette grimace réveillait immédiatement en lui l'image désopilante d'un veau beuglant, le sort était conjuré, l'austère saxon était dégelé !


Expérience 302a/514, dans les jardins du Château du Comte Harbourg

Quelques mois plus tard, Albert était capable de réaliser lui-même cette grimace et de faire rire aux larmes le Comité Nobel dans son ensemble. Il savait également raconter avec talent quelques histoires tordantes.

En guise de remerciement, il m'offrit une montre de gousset que je conserve précieusement. Elle me rappelle que, quitte à faire mentir Papa, on peut faire rire un Allemand à force de courage et de volonté.

Et je m'y connais !




A tous ceux qui ne peuvent pas me voir en peinture.

J'ai un goût très sûr en matière d'art en général et de peinture en particulier. Un bon tableau se doit d'être figuratif, fidèle à son modèle et d'une maîtrise technique sans faille. Tout le reste n'est que barbouillage primitif, provocation barbare ou, au mieux, brouillon inachevé.

© Musée de Philadelphie.
Quand je vois des musées qui osent mêler des toiles de maîtres avec des oeuvres dites d'art contemporain, je m’indigne ! On m'oppose alors mon incompétence ou mon inculture crasse en matière d'art, ce à quoi je réponds qu'au contraire je maîtrise parfaitement le sujet, ayant fréquenté ce milieu de très près. Non pas en tant qu'artiste - Dieu m'en garde ! - mais en tant que modèle, jamais réellement impliqué, je l'admets, mais toujours à mes dépends.

Le premier saltimbanque que j'ai inspiré était un activiste ambitieux qui s'appelait Pablo Picasso, qui devint le chantre d'un courant grossier que vous connaissez. J'ignorais à l'époque tout de l'art moderne, émerveillé que j'étais par les splendeurs du siècle des lumières.

"Hors rococo, point de salut !" comme disait Papa.

Après un dîner chez des amis communs, ce petit Espagnol qui se prétendait peintre me proposa - sans doute séduit par ma personne - de faire gracieusement mon portrait. J'acceptai de bon coeur et, connaissant la situation souvent précaire des artistes, bien décidé à lui glisser un billet. Mal m'en prit : la croûte qu'il exécuta (et c'est bien le mot) était digne du musée... des horreurs ! Une tête de cochon sur un lit de cèleri, des oreilles asymétriques et l'oeil torve, c'est ainsi qu'il me voyait, l'impertinent !

Comme on pardonne toujours aux artistes, je le félicitai malgré tout chaleureusement en lui promettant d'accrocher son oeuvre en bonne place. J'insistai même pour lui rembourser le châssis et les tubes de peinture, mais le légendaire orgueil ibérique prit le dessus : furieux il refusa catégoriquement cette consolation, sans doute suffisamment humilié d'avoir failli m'impressionner.

Il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour me représenter ainsi.
Pendant des années j'ai laissé cette toile accrochée dans mon vestibule, subissant en silence les sarcasmes des visiteurs qui me félicitaient pour mon bon goût. La satisfaction secrète que je ressentais, en restant fidèle à ma promesse, pansaient ces hypocrisies.

Ça n'est qu'après la mort de Pablo que je pus enfin me séparer de cette horreur. Quand un collectionneur américain m'en proposa un jour cinq cents francs, j'ai aussitôt accepté. J'ai longtemps eu le sentiment de l'escroquer, mais j'appris par la suite qu'il avait réussi à le revendre plus cher encore à un musée.

Décidément dans l'art moderne, c'est à filou, filou et demi !

Ce Warhol croyait me faire plaisir...
Ma seconde expérience dans ce marigot survint plus tristement quelques années plus tard, peu après la mort de Marilyn. Un peintre m'appelle pour me dire toute l'admiration qu'il avait pour elle et m'annonce qu'après avoir fait plusieurs fois son portrait il désire une de mes photos pour les reproduire. Je note son nom : Endive Harold, ça ne s'invente pas !

Nous convenons d'un rendez-vous et je vois arriver un albinos myope et peu assuré. Tout d'une endive, en effet ! Il prend rapidement ma photo et quelques jours plus tard je reçois un exemplaire de son travail : neuf portraits et, tenez-vous bien, pas un seul de la bonne couleur !

Le pauvre type était daltonien. Pour un peintre, il se posait là !

Le pire côtoie souvent le meilleur.
Je n'ai pas pu garder cette toile, trop grande et trop vulgaire pour mon salon. Je ne sais plus ce qu'il en advint mais l'artiste n'en prit pas ombrage car il a reproduit ce thème à de nombreux exemplaires dont certains sont même exposés.

Alors quand on me dit que je ne connais rien à l'art du XXè siècle, je m'esclaffe : "Dame ! Figurez-vous que j'en fais partie !"

Tout de même, faut il être décadent pour apprécier tout cela !

Et je m'y connais !

Albert, la rencontre.

Albert Einstein, personnage rare dont l'humilité force plus que jamais l'admiration, était mon ami. Notre rencontre eut lieu sur le campus de Princeton, où j'eus le privilège d'assister à l'une des nombreuses manifestations de son génie.

Une bonne pipe réunit les amis
C'était en juillet, par une chaleur à faire fondre un boeuf. Un petit homme timide mais décidé frappa à ma porte. Il y avait dans son oeil une expression qui semblait dire "Ne te fatigue donc pas, j'y suis déjà".  J'ai toujours su déceler le génie quand je le croise et je compris très vite qu'il était de la trempe de ceux qui peuvent tout.

"Sauriez-vous me dire où je pourrais trouver de la glace ?" me demanda-t-il avec un accent affreux. Je lui proposai quelques glaçons à moitié fondus de mon petit réfrigérateur personnel mais il fit la moue. "Pardon mais il m'en faudrait bien davantage, je suis sur le point de finaliser une petite invention !" Une petite invention ! Je jurerais avoir vu un clin d'oeil et sa réputation de modestie l'ayant précédée, je devenais fébrile, persuadé de vivre là un moment historique. Je lui indiquai donc les gigantesques chambres froides des cuisines du campus, situées dans un bâtiment proche. C'est taciturne et mystérieux, poussant le châssis d'un vieux landau bringuebalant qu'il m'accompagna. Les rares étudiants qui étaient encore dehors sous cette canicule ont dû nous prendre pour deux vagabonds égarés, mais il n'en avait cure, plongé qu'il était dans ses réflexions les plus secrètes.

Sans un mot, il remplit prestement deux baquets de glaçons qu'il cala sur le landau. Nous reprîmes le chemin de nos bureaux, aucun de nous ne rompant le silence, moi par déférence, pétrifié par l'instant que je vivais, lui par timidité, probablement. Il rentra à la hâte dans ses quartiers, refermant la porte derrière lui, me laissant à la fois fier et frustré d'avoir participé sans rien y comprendre à ce que les historiens appelleraient plus tard une avancée scientifique majeure.

Quelques minutes après il fit irruption, sans frapper cette fois, précédé par son landau : 
"Et voila !" me dit-il goguenard en français. "Je te présente la première glacière à roulettes ! Viens donc avec moi boire un coup, tu l'as bien mérité !" C'est avec ce tutoiement spontané et quelques bouteilles à vider que naquit notre indéfectible amitié.

Allemand d'origine, Albert était resté un grand amateur de bière.
J'appréciais beaucoup sa compagnie. J'ai connu grâce à lui quelques beaux succès galants, car malgré une allure négligée et une hygiène douteuse, cet homme jamais coiffé avait beaucoup de succès auprès des femmes et comme disait Papa : "C'est sur les traces du grand prédateur que l'on croise les plus belles proies !"


Mais ce qui m'impressionnait par dessus tout c'est qu'il était drôlement calé dans toutes les matières scientifiques. Il arrivait sans peine à résoudre les problèmes les plus ardus qui lui étaient soumis. S'il vivait encore il serait sans nul doute un champion de Sudoku !


Et je m'y connais !


Mon vieil ami Albert m'initiant aux rudiments de la mécanique quantique.

Qui êtes-vous ?

Ma photo
Né le 29 février 1928, j'ai fêté mon vingt et unième anniversaire.

Membres